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Michel de Montaigne, Les Essais, Livre II, chapitre 17

1 janvier 2009

Chapitre 17 : De la praesumption
  •  Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de nostre valeur. C’est un’affection inconsiderée, dequoy nous nous cherissons, qui nous represente à nous mesmes autres que nous ne sommes. […] Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce costé là, un homme se mescognoisse pourtant, ny qu’il pense estre moins que ce qu’il est : le jugement doit tout par tout maintenir son droit.
  • Nous ne sommes que ceremonie ; la ceremonie nous emporte, et laissons la substance des choses ; nous nous tenons aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons appris aux Dames de rougir, oyants seulement nommer ce qu’elles ne craignent aucunement à faire ; nous n’osons appeller à droict noz membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de desbauche. La ceremonie nous deffend d’exprimer par paroles les choses licites et naturelles, et nous l’en croyons : la raison nous deffend de n’en faire point d’illicites et mauvaises, et personne ne l’en croit. Je me trouve icy empestré és loix de la ceremonie : car elle ne permet, ny qu’on parle bien de soy, ny qu’on en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup.
  • Il me souvient donc que dés ma plus tendre enfance, on remerquoit en moy je ne sçay quel port de corps et des gestes tesmoignants quelque vaine et sotte fierté. J’en veux dire premierement cecy, qu’il n’est pas inconvenient d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’ayons pas moyen de les sentir et recognoistre. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque ply, sans nostre sçeu et consentement.
  • Tels mouvemens peuvent arriver imperceptiblement en nous. Il y en a d’autres artificiels, dequoy je ne parle point. Comme les salutations et reverences, par où on acquiert le plus souvent à tort l’honneur d’estre bien humble et courtois : on peut estre humble de gloire. Je suis assez prodigue de bonnettades, notamment en esté, et n’en reçois jamais sans revenche, de quelque qualité d’hommes que ce soit, s’il n’est à mes gages.
  • Il y a deux parties en cette gloire : sçavoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autruy. Quant à l’une, il me semble premierement ces considerations devoir estre mises en compte, que je me sens pressé d’une erreur d’ame qui me desplaist, et comme inique, et encore plus comme importune. J’essaye à la corriger ; mais l’arracher je ne puis. C’est que je diminue du juste prix des choses que je possede, de ce que je les possede ; et hausse le prix aux choses d’autant qu’elles sont estrangeres, absentes et non miennes. […] et entre deux pareils ouvrages poiseroy tousjours contre le mien.
  • Les polices, les moeurs loingtaines me flattent, et les langues ; et m’apperçoy que le Latin me pippe par la faveur de sa dignité, au delà de ce qui luy appartient, comme aux enfants et au vulgaire. L’oeconomie, la maison, le cheval de mon voisin, en egale valeur, vault mieux que le mien, de ce qu’il n’est pas mien. Davantage, que je suis tres-ignorant en mon faict. J’admire l’asseurance et promesse que chacun a de soy : là où il n’est quasi rien que je sçache sçavoir ny que j’ose me respondre pouvoir faire. Je n’ay point mes moyens en proposition et par estat : et n’en suis instruit qu’apres l’effect : Autant doubteux de ma force que d’une autre force. D’où il advient, si je rencontre louablement en une besongne, que je le donne plus à ma fortune, qu’à mon industrie : d’autant que je les desseigne toutes au hazard et en crainte.
  • Pareillement j’ay en general cecy, que de toutes les opinions que l’ancienneté à euës de l’homme en gros, celles que j’embrasse plus volontiers et ausquelles je m’attache le plus, ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent et aneantissent le plus. La Philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité ; quand elle recognoist de bonne foy son irresolution, sa foiblesse, et son ignorance. Il me semble que la mere nourrice des plus fausses opinions, et publiques et particulieres, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soy.
  • Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l’epicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m’arrachent les dents ; car en l’estude que je fay, duquel le subject c’est l’homme, trouvant une si extreme varieté de jugemens, un si profond labyrinthe de difficultez les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude, en l’eschole mesme de la sapience, vous pouvez penser, puis que ces gens là n’ont peu se resoudre de la cognoissance d’eux mesmes et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux ;  puis qu’ils ne sçavent comment bransle ce qu’eux mesmes font bransler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux mesmes, comment je les croirois de la cause du flux et reflux de la riviere du Nile. La curiosité de cognoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fleau, dit la saincte Escriture.
  • Mais pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime. Je me tien de la commune sorte, sauf en ce que je m’en tiens : coulpable des deffectuositez plus basses et populaires : mais non desadvoüées, non excusées. Et ne me prise seulement que de ce que je sçay mon prix.
  • S’il y a de la gloire, elle est infuse en moy superficiellement, par la trahison de ma complexion : et n’a point de corps qui comparoisse à la veuë de mon jugement. J’en suis arrosé, mais non pas teint.
  • Car à la verité, quant aux effects de l’esprit, en quelque façon que ce soit, il n’est jamais party de moy chose qui me contentast. Et l’approbation d’autruy ne me paye pas. J’ay le jugement tendre et difficile, et notamment en mon endroit. Je me sens flotter et fleschir de foiblesse. Je n’ay rien du mien dequoy satisfaire mon jugement : j’ay la veue assez claire et reglée, mais à l’ouvrer elle se trouble : comme j’essaye plus evidemment en la poësie. Je l’ayme infiniment ; Je me cognois assez aux ouvrages d’autruy : mais je fay à la verité l’enfant quand j’y veux mettre la main ; je ne me puis souffrir. On peut faire le sot par tout ailleurs, mais non en la Poësie.
  • Ce que je treuve excusable du mien, ce n’est pas de soy et à la verité, mais c’est à la comparaison d’autres choses pires ausquelles je voy qu’on donne credit. Je suis envieux du bonheur de ceux qui se sçavent resjouyr et gratifier en leur besongne ; car c’est un moyen aysé de se donner du plaisir, puis qu’on le tire de soy-mesmes. Specialement s’il y a un peu de fermeté en leur opiniastrise. […] Mes ouvrages, il s’en faut tant qu’ils me rient, qu’autant de fois que je les retaste, autant de fois je m’en despite.
  • J’ay tousjours une idée en l’ame qui me presente une meilleure forme que celle que j’ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir ny exploicter. Et cette idée mesme n’est que du moyen estage. J’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé sont bien loing au delà de l’extreme estenduë de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m’estonnent et transissent d’admiration. Je juge leur beauté, je la voy, sinon jusques au bout, au moins si avant qu’il m’est impossible d’y aspirer. Quoy que j’entreprenne, je doibs un sacrifice aux Graces, comme dit Plutarque de quelqu’un, pour practiquer leur faveur.

    si quid enim placet,
    Si quid dulce hominum sensibus influit,
    Debentur lepidis omnia gratiis
    .

    Elles m’abandonnent par tout. Tout est grossier chez moy, il y a faute de polissure et de beauté. Je ne sçay faire valoir les choses pour le plus que ce qu’elles valent. Ma façon n’ayde rien à la matiere : voyla pourquoy il me la faut forte, qui aye beaucoup de prise, et qui luyse d’elle mesme.
  • Au moins si je doy nommer stile un parler informe et sans regle , un jargon populaire, et un proceder sans definition, sans partition, sans conclusion, trouble, à la façon de celuy d’Amafanius et de Rabirius.
  • Je ne sçay ny plaire, ny resjouyr, ny chatouiller : le meilleur compte du monde se seche entre mes mains, et se ternit. Je ne sçay parler qu’en bon escient. Et suis du tout desnué de cette facilité que je voy en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupp, ou amuser sans se lasser l’oreille d’un prince de toute sorte de propos ; la matiere ne leur faillant jamais, pour cette grace qu’ils ont de sçavoir employer la premiere venue et l’accommoder à l’humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire.
  • Les raisons premieres et plus aisées, qui sont communément les mieux prinses, je ne sçay pas les employer. Mauvais prescheur de commune. De toute matiere je dy volontiers les plus extremes choses que j’en sçay.
  • Si faut-il sçavoir relascher la corde à toute sorte de tons : et le plus aigu est celuy qui vient le moins souvent en jeu. Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vuide, qu’à en soustenir une poisante. Tantost il faut superficiellement manier les choses, tantost les profonder. Je sçay bien que la plus part des hommes se tiennent en ce bas estage, pour ne concevoir les choses que par cette premiere escorse : Mais je sçay aussi que les plus grands maistres, et Xenophon et Platon, on les void souvent se relascher à cette basse façon et populaire de dire et traitter les choses, la soustenans des graces qui ne leur manquent jamais.
  • Au demeurant mon langage n’a rien de facile et fluide : il est aspre, ayant ses dispositions libres et desreglées. Et me plaist ainsi ; sinon par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que par fois je m’y laisse trop aller, et qu’à force de vouloir eviter l’art et l’affection, j’y retombe d’une autre part.
  • Platon dit, que le long ou le court, ne sont proprietez qui ostent ny qui donnent prix au langage.
  • Quand j’entreprendrois de suivre cet autre stile equable, uny et ordonné, je n’y sçaurois advenir. Et encore que les coupures et cadences de Saluste reviennent plus à mon humeur, si est-ce que je treuve Cæsar et plus grand, et moins aisé à representer. Et si mon inclination me porte plus à l’imitation du parler de Seneque, je ne laisse pas d’estimer davantage celuy de Plutarque.
  • Comme à taire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle. D’où c’est à l’advanture que je puis plus à parler qu’à escrire. Le mouvement et action animent les parolles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fay, et qui s’eschauffent. Le port, le visage, la voix, la robbe, l’assiette peuvent donner quelque prix aux choses qui d’elles mesmes n’en ont guere, comme le babil. Messala se pleint en Tacitus de quelques accoustremens estroits de son temps, et de la façon des bancs où les orateurs avoient à parler, qui affoiblissoient leur eloquence.
  • Mon langage François est alteré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon creu. Je ne vis jamais homme des contrées de deçà, qui ne sentist bien evidemment son ramage et qui ne blessast les oreilles qui sont pures Françoises. Si n’est-ce pas pour estre fort entendu en mon Perigourdin, car je n’en ay non plus d’usage que de l’Allemand ; et ne m’en chault gueres. C’est un langage, comme sont autour de moy, d’une bande et d’autre le Poittevin, Xaintongeois, Angoulemoisin, Lymosin, Auvergnat : brode, trainant, esfoiré. Il y a bien au dessus de nous, vers les montagnes, un Gascon que je treuve singulierement beau, sec, bref, signifiant, et à la verité un langage masle et militaire plus qu’aucun autre que j’entende : autant nerveux, et puissant, et pertinent, comme le François est gracieux, delicat, et abondant.
  • Quant au Latin, qui m’a esté donné pour maternel, j’ay perdu par des-accoustumance la promptitude de m’en pouvoir servir à parler ; ouï, et à escrire, en quoy autrefois je me faisoy appeller maistre Jean. Voylla combien peu je vaux de ce costé là.
  • La beauté est une piece de grande recommendation au commerce des hommes ; c’est le premier moyen de conciliation des uns aux autres ; et n’est homme si barbare et si rechigné, qui ne se sente aucunement frappé de sa douceur.
  • Le corps a une grand’ part à nostre estre, il y tient un grand rang ; ainsi sa structure et composition sont de bien juste consideration. Ceux qui veulent desprendre noz deux pieces principales, et les sequestrer l’une de l’autre, ils ont tort : au rebours, il les faut r’accoupler et rejoindre. Il faut ordonner à l’ame non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit elle faire que par quelque singerie contrefaicte) mais de se r’allier à luy, de l’embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller, le redresser, et ramener quand il fourvoye ; l’espouser en somme, et luy servir de mary : à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordans et uniformes. Les Chrestiens ont une particuliere instruction de cette liaison, car ils sçavent que la justice divine embrasse cette societé et joincture du corps et de l’ame jusques à rendre le corps capable des recompenses eternelles.
  • La premiere distinction, qui aye esté entre les hommes, et la premiere consideration qui donna les præminences aux uns sur les autres, il est vray-semblable que ce fut l’advantage de la beauté.
  • Or je suis d’une taille un peu au dessoubs de la moyenne. Ce deffaut n’a pas seulement de la laideur, mais encore de l’incommodité, à ceux mesmement qui ont des commandements et des charges : car l’authorité que donne une belle presence et majesté corporelle en est à dire. […] Les petits hommes, dit Aristote, sont bien jolis, mais non pas beaux : et se cognoist en la grandeur la grande ame, comme la beauté en un grand corps et hault.
  •  C’est un grand despit qu’on s’addresse à vous parmy voz gens pour vous demander : "Où est Monsieur ?", et que vous n’ayez que le reste de la bonnetade qu’on fait à vostre barbier ou à vostre secretaire.
  • Les autres beautez sont pour les femmes ; la beauté de la taille est la seule beauté des hommes.
  • J’ay au demeurant, la taille forte et ramassée, le visage non pas gras, mais plein ; la complexion entre le jovial et le melancholique, moyennement sanguine et chaude […] ; la santé forte et allegre, jusques bien avant en mon aage, rarement troublée par les maladies. J’estois tel, car je ne me considere pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans. […] Ce que je seray doresnavant, ce ne sera plus qu’un demy estre : ce ne sera plus moy : je m’eschappe tous les jours, et me desrobbe à moy […] D’addresse et de disposition, je n’en ay point eu ; et si suis fils d’un pere dispost, et d’une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition qui s’egalast à luy en tout exercice de corps ; comme je n’en ay trouvé guere aucun qui ne me surmontast, sauf au courir, en quoy j’estoy des mediocres. De la Musique, ny pour la voix, que j’y ay tres-inepte, ny pour les instrumens, on ne m’y a jamais sçeu rien apprendre. A la danse, à la palme, à la lucte, je n’y ay peu acquerir qu’une bien fort legere et vulgaire suffisance : à nager, à escrimer, à voltiger et à saulter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes, que je ne sçay pas escrire seulement pour moy ; de façon que ce que j’ay barbouillé, j’ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le demesler, et ne ly guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans : autrement bon clerc. Je ne sçay pas clorre à droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oyseau, et le lascher ; ny parler aux chiens, aux oyseaux, aux chevaux.
    Mes conditions corporelles sont en somme tresbien accordantes à celles de l’ame, il n’y a rien d’allegre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine, mais j’y dure, si je m’y porte moy-mesme, et autant que mon desir m’y conduit. […] Autrement, si je n’y suis alleché par quelque plaisir, et si j’ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n’y vauls rien. Car j’en suis là, que sauf la santé et la vie, il n’est chose pourquoy je vueille ronger mes ongles, et que je vueill’acheter au prix du tourment d’esprit et de la contrainte […]. Extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang, que mon soing.
    J’ay une ame libre et toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N’ayant eu jusques à cett’heure ny commandant ny maistre forcé, j’ay marché aussi avant, et le pas qu’il m’a pleu. Cela m’a amolli et rendu inutile au service d’autruy, et ne m’a faict bon qu’à moy. Et pour moy, il n’a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay-neant […] Et n’ay eu besoin que de jouyr doucement des biens que Dieu par sa liberalité m’avoit mis entre mains. Je n’ay gousté aucune sorte de travail ennuieux. Je n’ay eu guere en maniement que mes affaires ; ou si j’en ay eu, ç’a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon : commis par gents qui s’en fioyent à moy, et qui ne me pressoyent pas, et me cognoissoyent.
    Mon enfance mesme a esté conduicte d’une façon molle et libre, et lors mesme exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m’a donné une complexion delicate et incapable de sollicitude, jusques là que j’ayme qu’on me cache mes pertes, et les desordres qui me touchent : Au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir […]
    J’ayme à ne sçavoir pas le compte de ce que j’ay, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moy, où l’affection leur manque, et les bons effects, de me pipper et payer de bonnes apparances. A faute d’avoir assez de fermet, pour souffrir l’importunité des accidens contraires ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouvoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moy cett’opinion, m’abandonnant du tout à la fortune de prendre toutes choses au pis ; et ce pis la, me resoudre à le porter doucement et patiemment. C’est à cela seul que je travaille, et le but auquel j’achemine tous mes discours.
    A un danger, je ne songe pas tant comment j’en eschapperay, que combien peu il importe que j’en eschappe. Quand j’y demeurerois, que seroit ce ? Ne pouvant regler les evenemens, je me regle moy-mesme : et m’applique à eux, s’ils ne s’appliquent à moy. Je n’ay guere d’art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. J’ay encore moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu’il faut à cela. Et la plus penible assiete pour moy, c’est estre suspens és choses qui pressent, et agité entre la crainte et l’esperance. Le deliberer, voire és choses plus legeres, m’importune. Et sens mon esprit plus empesché à souffrir le bransle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu’à se rassoir et resoudre à quelque party que ce soit, apres que la chance est livrée. Peu de passions m’ont troublé le sommeil, mais des deliberations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins, j’en evite volontiers les costez pendants et glissans, et me jette dans le battu, le plus boüeux et enfondrant, d’où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté, aussi j’ayme les malheurs tous purs, qui ne m’exercent et tracassent plus apres l’incertitude de leur rabillage, et qui du premier saut me poussent droictement en la souffrance.
  •  Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, je les trouvois inutiles en ce siecle. La facilité de mes moeurs, on l’eust nommée lascheté et foiblesse ; la foy et la conscience s’y feussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal’heur. Il fait bon naistre en un siecle fort depravé : car par comparaison d’autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n’est que parricide en nos jours et sacrilege, il est homme de bien et d’honneur.
  • Les marchans, les juges de village, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire, avec la noblesse.
  • Par ceste proportion je me fusse trouvé grand et rare, comme je me trouve pygmée et populaire à la proportion d’aucuns siecles passez, ausquels il estoit vulgaire, si d’autres plus fortes qualitez n’y concurroient, de veoir un homme moderé en ses vengeances, mol au ressentiment des offences, religieux en l’observance de sa parolle, ny double ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté d’autruy et aux occasions.
  • Car quant à ceste nouvelle vertu de faintise et dissimulation qui est à c’est’heure si fort en credit, je la hay capitalement : et de tous les vices, je n’en trouve aucun qui tesmoigne tant de lascheté et bassesse de coeur. C’est un’humeur coüarde et servile de s’aller desguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire veoir tel qu’on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie. Estans duicts à produire des parolles fauces, ils ne font pas conscience d’y manquer. Un coeur genereux ne doit point desmentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans : tout y est bon, ou aumoins tout y est humain.
  • Il ne faut pas tousjours dire tout, car ce seroit sottise ; mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement, c’est meschanceté. Je ne sçay quelle commodité ils attendent de se faindre et contrefaire sans cesse, si ce n’est de n’en estre pas creus lors mesmes qu’ils disent verité.
  • J’advoüe qu’il se peut mesler quelque poincte de fierté et d’opiniastreté à se tenir ainsin entier et ouvert comme je suis sans consideration d’autruy. Et me semble que je deviens un peu plus libre où il le faudroit moins estre : et que je m’eschauffe par l’opposition du respect. Il peut estre aussi que je me laisse aller apres ma nature à faute d’art. Presentant aux grands ceste mesme licence de langue et de contenance que j’apporte de ma maison : je sens combien elle decline vers l’indiscretion et incivilité. Mais, outre ce que je suis ainsi faict, je n’ay pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en eschapper par quelque destour ; ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte ; ny certes assez d’asseurance pour la maintenir ; et fais le brave par foiblesse. Parquoy je m’abandonne à la nayfveté, et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion et par dessein : laissant à la fortune d’en conduire l’evenement.
  • C’est un outil de merveilleux service que la memoire, et sans lequel le jugement fait bien à peine son office : elle me manque du tout. Ce qu’on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles : car de respondre à un propos où il y eust plusieurs divers chefs, il n’est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes : Et quand j’ay un propos de consequence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis reduit à ceste vile et miserable necessité d’apprendre par coeur mot à mot ce que j’ay à dire ; autrement, je n’auroy ny façon ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vinst à me faire un mauvais tour. Mais ce moyen m’est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il m’y faut trois heures. […] plus je m’en defie, plus elle se trouble ; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment, car si je la presse, elle s’estonne ; et depuis qu’ell’a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s’empestre et embarrasse : elle me sert à son heure, non pas à la mienne.
  • Je fuis le commandement, l’obligation et la contrainte. Ce que je fais aysément et naturellement, si je m’ordonne de le faire par une expresse et prescrite ordonnance je ne sçay plus le faire.
  • Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village, est assise à un coin de ma maison. S »il me tombe en fantasie chose que j’y vueille aller chercher ou escrire, de peur qu’elle ne m’eschappe en traversant seulement ma cour, il faut que je la donne en garde à quelqu’autre. Si je m’enhardis en parlant à me destourner tant soit peu de mon fil, je ne faux jamais de le perdre : qui fait que je me tiens en mes discours, contrainct, sec, et resserré. Les gens, qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays : car il m’est tres-malaisé de retenir des noms. Je diray bien qu’il a trois syllabes, que le son en est rude, qu’il commence ou termine par telle lettre. Et si je durois à vivre long temps, je ne croy pas que je n’oubliasse mon nom propre, comme ont faict d’autres.
  • C’est le receptacle et l’estuy de la science, que la memoire : l’ayant si deffaillante je n’ay pas fort à me plaindre, si je ne sçay guere. Je sçay en general le nom des arts, et ce dequoy ils traictent, mais rien au delà. Je feuillete les livres, je ne les estudie pas. Ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnoy plus estre d’autruy : C’est cela seulement, dequoy mon jugement a faict son profit : les discours et les imaginations, dequoy il s’est imbu. L’autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent. Et suis si excellent en l’oubliance, que mes escripts mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m’allegue tous les coups à moy-mesme, sans que je le sente. Qui voudroit sçavoir d’où sont les vers et exemples,que j’ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire ; et si ne les ay mendiez qu’és portes cognuës et fameuses […] Ce n’est pas grande merveille si mon livre suit la fortune des autres livres, et si ma memoire desempare ce que j’escry comme ce que je ly ; et ce que je donne, comme ce que je reçoy.
    Outre le deffaut de la memoire, j’en ay d’autres, qui aydent beaucoup à mon ignorance. J’ay l’esprit tardif et mousse, le moindre nuage luy arreste sa poincte : en façon que (pour exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé, qu’il sçeust desvelopper. Il n’est si vaine subtilité qui ne m’empesche : aux jeux où l’esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames, et autres, je n’y comprens que les plus grossiers traicts. L’apprehension, je l’ay lente et embrouïllée : mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien, et l’embrasse bien universellement, estroitement et profondement, pour le temps qu’elle le tient. J’ay la veuë longue, saine et entiere, mais qui se lasse aiséement au travail, et se charge : A ceste occasion je ne puis avoir long commerce avec les livres, que par le moyen du service d’autruy. Le jeune Pline instruira ceux qui ne l’ont essayé combien ce retardement est important à ceux qui s’adonnent à ceste occupation.
  • Il n’est point ame si chetifve et brutale en laquelle on ne voye reluire quelque faculté particuliere ; il n’y en a point de si ensevelie qui ne face une saillie par quelque bout. […] Mais les belles ames, ce sont les ames universelles, ouvertes et prestes à tout : si non instruites, au moins instruisables. Ce que je dy pour accuser la mienne : car soit par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entremains, ce qui regarde de plus pres l’usage de la vie, c’est chose bien eslongnée de mon dogme) il n’en est point une si inepte et si ignorante que la mienne, de plusieurs telles choses vulgaires, et qui ne se peuvent sans honte ignorer.
  • Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer d’autres à mes despens. Mais quel que je me face cognoistre, pourveu que je me face cognoistre tel que je suis, je fay mon effect. Et si ne m’excuse pas d’oser mettre par escrit des propos si bas et frivoles que ceux-cy. La bassesse du sujet m’y contrainct. Qu’on accuse si on veut mon project, mais mon progrez, non. Tant y a que sans l’advertissement d’autruy, je voy assez le peu que tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C’est prou que mon jugement ne se defferre point, duquel ce sont icy les Essais.
  • Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun, de se peindre de la plume comme il se peignoit d’un creon ?
  • Je ne sçay pas prendre party és entreprinses doubteuses […] Je sçay bien soustenir une opinion, mais non pas la choisir. Par ce qu’és choses humaines, à quelque bande qu’on panche, il se presente force apparences qui nous y confirment […]. De quelque costé que je me tourne, je me fournis tousjours assez de cause et de vraysemblance pour m’y maintenir. Ainsi j’arreste chez moy le doubte et la liberté de choisir, jusques à ce que l’occasion me presse. Et lors, à confesser la verité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dit, et m’abandonne à la mercy de la fortune : une bien legere inclination et circonstance m’emporte.
  • Ainsi, je ne suis propre qu’à suyvre, et me laisse aysément emporter à la foule : je ne me fie pas assez en mes forces pour entreprendre de commander ny guider. Je suis bien ayse de trouver mes pas trassez par les autres.
  •  Et si ne suis pas trop facile pourtant au change, d’autant que j’apperçois aux opinions contraires une pareille foiblesse.[…] Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation. […] les raisons n’y ayant guere autre fondement que l’experience et la diversité des evenemens humains, nous presentant infinis exemples à toutes sortes de formes.
  • Le pis que je trouve en nostre estat, c’est l’instabilité ; et que nos loix, non plus que nos vestemens, ne peuvent prendre aucune forme arrestée.
  • Somme pour revenir à moy, ce seul par où je m’estime quelque chose, c’est ce en quoy jamais homme ne s’estima deffaillant : ma recommendation est vulgaire, commune et populaire, car qui a jamais cuidé avoir faute de sens ? Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction. C’est une maladie, qui n’est jamais où elle se voit […]S’accuser, ce seroit s’excuser en ce subject là : et se condamner, ce seroit s’absoudre. […] l’advantage du jugement, nous ne le cedons à personne […] Ainsi, c’est une sorte d’exercitation,de laquelle je dois esperer fort peu de recommandation et de loüange, et une maniere de composition de peu de nom.
  • Et puis, pour qui escrivez vous ? Les sçavants, à qui appartient la jurisdiction livresque, ne cognoissent autre prix que de la doctrine et n’advoüent autre proceder en noz esprits que celuy de l’erudition et de l’art : si vous avez prins l’un des Scipions pour l’autre, que vous reste il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux, s’ignore quand et quand soy-mesme. Les ames grossieres et populaires ne voyent pas la grace d’un discours delié. Or ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes d’elles mesmes, est si rare, que justement elle n’a ny nom, ny rang entre nous : c’est à demy temps perdu, d’aspirer, et de s’efforcer à luy plaire.
  • On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de graces, c’est celuy du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle luy en a distribué, n’est-ce pas raison ? qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veuë. Je pense avoir les opinions bonnes et saines, mais qui n’en croit autant des siennes ?
  • Le monde regarde tousjours vis à vis ; moy, je replie ma veuë au dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soy, moy je regarde dedans moy. Je n’ay affaire qu’à moy, je me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. Les autres vont tousjours ailleurs, s’ils y pensent bien : ils vont tousjours avant, […] moy, je me roulle en moy-mesme.

  • Ceste capacité de trier le vray, quelle qu’elle soit en moy, et cett’humeur libre de n’assubjectir aysément ma creance, je la dois principalement à moy : car les plus fermes imaginations que j’aye, et generalles, sont celles qui par maniere de dire, nasquirent avec moy : elles sont naturelles, et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d’une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaicte : depuis je les ay establies et fortifiées par l’authorité d’autruy, et par les sains exemples des anciens, ausquels je me suis rencontré conforme en jugement : Ceux-là m’en ont asseuré de la prinse, et m’en ont donné la jouyssance et possession plus claire.

  • La recommandation que chacun cherche, de vivacité et promptitude d’esprit, je la pretends du reglement ; d’une action esclatante et signalée, ou de quelque particuliere suffisance, je la pretends de l’ordre, correspondance et tranquillité d’opinions et de moeurs
  • A l’adventure que le commerce continuel que j’ay avec les humeurs anciennes, et l’idée de ces riches ames du temps passé, me dégouste, et d’autruy, et de moy-mesme : ou bien qu’à la verité nous vivons en un siecle qui ne produict les choses que bien mediocres : Tant y a que je ne connoy rien digne de grande admiration.
  • Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties belles : qui l’esprit, qui le coeur, qui l’adresse, qui la conscience, qui le langage, qui une science, qui un’autre. Mais de grand homme en general, et ayant tant de belles pieces ensemble, ou une en tel degré d’excellence, qu’on le doive admirer ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a faict voir nul. Et le plus grand que j’aye conneu au vif, je di des parties naturelles de l’ame, et le mieux né, c’estoit Estienne de la Boitie : c’estoit vrayement un’ame pleine, et qui montroit un beau visage à tout sens : un’ame à la vieille marque, et qui eust produit de grands effects si sa fortune l’eust voulu, ayant beaucoup adjousté à ce riche naturel, par science et estude. Mais je ne sçay comment il advient, et si advient sans doubte, qu’il se trouve autant de vanité et de foiblesse d’entendement en ceux qui font profession d’avoir plus de suffisance, qui se meslent de vacations lettrées et de charges qui despendent des livres, qu’en nulle autre sorte de gens : ou bien par ce que lon requiert et attend plus d’eux, et qu’on ne peut excuser en eux les fautes communes ; ou bien que l’opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire et de se descouvrir trop avant, par où ils se perdent et se trahissent.
  • Les moeurs et les propos des paysans, je les trouve communement plus ordonnez selon la prescription de la vraye philosophie, que ne sont ceux de noz philosophes.
  • J’ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’esperance que j’ay de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance, et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraitte et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner presage, cette ame sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette tressaincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ait peu monter encores : la sincerité et la solidité de ses moeurs y sont desja battantes, son affection vers moy plus que sur-abondante, et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter sinon que l’apprehension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans ausquels elle m’a rencontré, la travaillast moins cruellement. Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier, et la vehemence fameuse dont elle m’ayma et me desira long temps sur la seule estime qu’elle en print de moy, avant m’avoir veu, c’est un accident de tres-digne consideration. 
One Comment
  1. Je le lirais sur papier, sinon, à l’écran, je pleure.

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